Magie des canaux de Patagonie

Cap plein Ouest

Ronronron-Ronronron. Qu’il est bon d’entendre tourner son moteur ! Après un an sans naviguer, nous ne rêvions que de ce moment. Nous larguons les amarres à minuit sous une pleine lune éblouissante. Nous opérons en silence pour ne pas réveiller nos voisins. Nos lampes frontales papillonnent sur le pont comme deux lucioles dans la nuit noire. Le Canal Beagle semble endormi lui aussi. Pas un souffle d’air ne vient rider ses eaux calmes. Cap plein ouest direction l’île Gordon. Nous filons sans voile dans l’immensité noire, contemplant la voie lactée incroyablement dense. La poussière laiteuse semble si proche qu’on pourrait la toucher du doigt. De part et d’autre du canal s’élancent les montagnes, immuables totems patagons, que la lune fabuleuse barbouille ce soir d’un blanc fantomatique.

Retour au ponton du Micalvi (Puerto Williams) après 9 mois d’absence. Au fond, les Dientes de Navarino. 

Notre périple de la circumnavigation de l’île Gordon (en orange). Malheureusement, il n’est pas possible de naviguer dans les canaux chiliens au départ d’Ushuaia. Il faut impérativement passer par Puerto Williams pour faire les papiers d’entrée au Chili. Il serait pourtant si simple de faire l’entrée à Puerto Navarino (également en territoire chilien) qui est juste en face d’Ushuaia, mais il n’y a là-bas ni douanes, ni bureaux de l’immigration.

 

 


Première escale

Nous arrivons au petit matin à Caleta Olla (littéralement Crique Casserole) qui se situe à l’embouchure du brazo noroeste. Le vent étant presque toujours d’ouest, nous sommes heureux d’avoir profité de cette accalmie pour avancer de 60MN.

Tous les soirs nous mouillons dans une crique paisible.

 

Au loin, un glacier albâtre se détache du paysage tel une mariée dans la foule. On ne peut voir le lac dans lequel vêle le glacier car une dense forêt en cache la base, lui donnant l’aspect singulier de se jeter dans la canopée verte. Le soleil tape fort aujourd’hui. Avant de partir en randonnée, nous lézardons sur le pont en t-shirt (une fois n’est pas coutume dans ces régions fraîches !) quand apparaissent furtivement les oreilles d’un zoro colorado (renard) sur la plage. Le temps de sortir l’appareil, il a déjà filé. Qu’il est bon de retrouver les beautés secrètes de la Patagonie !

Bien abritée du vent, Caleta Olla est un mouillage populaire

 

 


L’allée des glaciers

Deux jours plus tard, nous reprenons la route en poursuivant le long du brazo noroeste, aussi appelé l’allée des glaciers car on y rencontre les plus beaux glaciers de la Cordillère Darwin. Italia, Holanda, Francia, Alemania, España, Garibaldi : les noms de toute l’Europe se retrouvent ici côte à côte le long de l’île de la Terre de Feu.

Naviguer dans les parages, c’est recevoir une leçon d’histoire. Mont Darwin (en l’honneur du célèbre naturaliste), Bahia Inútil (car exposée aux terribles coups de vent d’Ouest), Puerto Hambre (littéralement Port Famine car les premiers colons installés là y moururent faute de vivres) ou encore Bahía Desolación ne sont que quelques exemples. Jusqu’au nom de l’Océan Pacifique, ainsi nommé par Magellan en 1520 car il le découvrit un jour de grand calme.

Pas une habitation, pas une route, pas une antenne radio : les canaux de Patagonie sont parfaitement vierges. Seul un balisage minimaliste, des cabanes rudimentaires et du matériel de pêche attestent la présence de l’homme. 

Naviguer en Patagonie, c’est comme naviguer sur un lac de haute montagne. Mais un lac qui n’aurait pas de limite et avec des baleines !

Cascade visible depuis le Brazo Noroeste

 

 


Face au glacier

Nous arrivons enfin dans le Seno Pia, face au glacier Romanche. Après nous être approchés au plus près pour voir scintiller sa glace, nous allons nous amarrer.

Telle une langue de lave blanche et gelée, le glacier Romanche s’écoule directement dans la mer. Près des glaciers, l’eau devient laiteuse et turquoise. 

En Patagonie aussi on trouve des plages de sable blanc !

Torrent au pied du glacier

Un sérac vient de se détacher dans un bruit tonitruant. Rapidement des morceaux de glace épars viennent troubler les eaux calmes de la caleta. La glace disloquée flotte à la dérive venant cogner contre notre coque au mouillage. Mais l’aluminium est résistant, il n’y a rien à craindre, et nous sommes habitués à ces bruits métalliques contre notre carène.

Détail des séracs de glace

Pour tout comprendre sur la formation et l’anatomie des glaciers > cliquer ici

 

 


Mystérieuse flore patagonne

Nous sommes encerclés par des falaises brunes, tantôt nues tantôt recouvertes d’arbres et de buissons épineux. Sur les parois nues, d’immenses cascades dégoulinent le long de la roche, spectaculaires saignées aqueuses. Sur les tronçons recouverts de végétation, la flore est foisonnante, désordonnée, sculptée par le vent. L’arbre emblématique de la région est le hêtre de Magellan (ou coigüe) dont l’aspect proche d’un bonsaï géant donne à certaines caletas des allures de jardins japonais. Nous croisons aussi régulièrement le canelo qui aurait tiré de nombreux marins des griffes du scorbut grâce à son écorce riche en vitamine C. Son goût se situe entre la muscade et le poivre, rien à voir donc avec la cannelle !

Enfin, comment ne pas citer le pan del Indio, ce parasite dont le fruit comestible faisait partie du régime de base des Indiens. Il colonise les troncs d’arbres en formant des très jolies excroissances qui font le bonheur des artistes locaux (les tronçons malades servent à réaliser des sculptures).

Pour tout savoir sur la flore patagonne > cliquer ici

 

 


Quand le vent se rappelle à nous

Nous swinguons au mouillage à cause des williwaws, ces vents catabatiques descendant des montagnes. Les amarres travaillent dur. Après plusieurs heures, l’une d’elle casse ! C’est le moment d’agir vite : on enfile bottes et bonnets, Jalil saute dans l’annexe, j’allume le moteur, on relève le mouillage et on file. Une demi-heure plus tard, nous sommes amarrés tout au fond de la caleta dans un coin mieux protégé.

Caleta Beaulieu (Seno Pia)

Les manœuvres d’amarrage sont longues car la petitesse des caletas ne permet pas un évitement suffisant pour laisser le bateau seul à l’ancre. Il faut fréquemment amarrer des bouts à des arbres ou des roches pour le maintenir dans la position souhaitée. Pour cela nous utilisons des amarres flottantes (110m de long) que l’on amène à terre avec l’annexe. Relever le mouillage n’est pas non plus de tout repos. Puisque « vent fort » est ici un euphémisme, il faut mettre beaucoup de chaîne pour bien ancrer le bateau. Généralement, on envoie tout dans le fond. Le guindeau est fortement sollicité car il remonte souvent, en sus de l’ancre, plusieurs kilos de kelp (longues algues laminaires) enroulés autour de celle-ci !

Pour tout savoir sur le kelp qui est comestible > cliquer ici. 

 

Dans le bras Ouest du Seno Pia, d’autres glaciers sont visibles.

Nous partageons la caleta avec un voilier belge (troisième et dernier voilier croisé en 3 semaines).

 

 


Navigation à vue et sonde à main !

Nous reprenons la route sous un soleil magnifique. Les dauphins se mettent de la partie. Il est merveilleux de les voir filer à toute vitesse d’un bord à l’autre du bateau, leur sourire énigmatique en coin. Ils nous honorent de plusieurs cabrioles et nous rions comme des gosses au cirque. Soudain, nous entendons un choc contre la coque : l’un d’entre eux a mal négocié son virage et s’est tapé la tête ! Mais fini de jouer avec les dauphins, nous approchons du Seno España, réputé risqué du fait de la faible profondeur d’eau à l’entrée.

Nous nous présentons à marrée haute au Seno España pour tenter de passer la « barre ».

 

Les yeux rivés sur le sondeur, nous avançons à vitesse réduite… 6m, 4,5m, 3m, 2,7m… Je suis à la proue pour guider Jalil entre les bancs de kelp et les rochers isolés. Finalement, le sondeur remonte, 4m, 8m, 12m, nous venons de passer la barre sans histoire.

Le Seno España n’est accessible que pour les bateaux à faible tirant d’eau.

 

Une deuxième barre se présente devant nous et cette fois, on talonne ! Le vrai challenge de la navigation en Patagonie, c’est bien l’imprécision des cartes. Marche arrière toute, nous retournons dans une zone en eau profonde pour mouiller. Retour ensuite « aux basiques » avec un bon vieux plomb à main. Nous sondons la seconde passe à bord de l’annexe. Conclusion : il y aura assez d’eau pour passer à la prochaine marrée. Tous ces efforts seront récompensés car le lendemain nous nous installons dans un ravissant mouillage.

Joli mouillage bordé de marguerites et d’arbustes à calafate dont nous ramassons les baies qui finissent en confiture le soir même, à feu doux sur le poêle.

Nous partons en reconnaissance et découvrons mousses rouges, rivières tourbeuses…

…et growlers échoués.

 

Au-delà s’étend une forêt magistrale du type Seigneur des anneaux ; un réel décor de cinéma avec des troncs échoués, enchevêtrés et recouverts de mousse. Marcher à l’intérieur de ce genre de bosquet relève presque de l’accrobranche car il faut escalader les troncs morts. On s’attend à voir surgir la fée Clochette ou un Hobbit à chaque minute.

Les denses forêts de Patagonie

 

 


Le royaume des lacs

Après plusieurs mouillages du côté de la Terre de Feu, nous nous enfonçons dans la Bahía Tres Brazos sur l’île Gordon. Les vallées tortueuses comportent des dizaines de lacs en terrasse s’écoulant les uns dans les autres. Sur les pentes offertes à la furie du vent, les arbres sont tellement penchés qu’on les appelle amicalement arboles bandera (les arbres drapeaux). Certains sont littéralement cloués au sol, tristes lierres rampants.

 

Le vol des cormorans, des pétrels et des canards-vapeur rythment les heures de contemplation sur le pont. Nous observerons aussi un martin-pêcheur et un condor. Dans l’eau, ce sont les manchots de Magellan que l’on observe le plus. Ils se regroupent sur de petites roches émergées et plongent agilement dans la mer, sous l’œil placide des lions de mer qui lézardent toute la journée sans bouger.

L’île Gordon (Bahia Tres Brazos)

 


Père Castor, l’intrus de Patagonie

Lors d’une balade dans les collines, nous tombons nez à nez sur un barrage de castors. Ces animaux originaires du Canada ont été introduits en Terre de Feu en 1946 pour le commerce de leur fourrure. Sans prédateur naturel ils se sont reproduits de manière exponentielle et occasionnent aujourd’hui de lourds dégâts aux écosystèmes.

> Pour tout savoir sur les castors en Patagonie, cliquer ici

Barrage et hutte de castors, une espèce invasive

 

 


Guetteurs d’instants

Le ciel change continuellement. Tantôt limpide, puis nuageux, sombre et menaçant, blanc, de nouveau bleu… Dans l’apparente uniformité du paysage, rien n’est jamais figé. Les lumières ici sont d’une justesse sans pareille : aussi magistrales que fulgurantes elles mettent en scène le paysage de façon théâtrale. Malgré tout la pluie est souvent de la partie, il faut bien l’avouer. C’est le moment de rester au coin du poêle avec un chocolat chaud et un bon bouquin. Et quand le soleil revient, c’est à coup sûr un arc-en-ciel ! Car en Patagonie, il s’organise en secret des spectacles à vous couper le souffle.

 

 


Côté pêche

On cherche ici à attraper des centollas dont la chair est délicieuse. Le prix au kilo est élevé dans toute la Patagonie : c’est un mets fin et recherché. Parfois, de vieux casiers sont abandonnés sur les berges et nous les mettons à l’eau. Il est possible de pêcher le saumon à la canne ou avec un filet trémail plombé. 

 

Les centollas (ou king crabs)

Pêche du merlu à la cuillère 

 

 


« Le vagabondage dans le Beagle est une expérience intime et sérieuse », voilier Loïck

Les activités extérieures sont parfois rendues difficiles par le froid, le vent et la pluie. C’est alors qu’au calme, à l’intérieur du bateau, on prend le temps de s’imprégner de la nature sauvage, rude et intacte qui nous entoure. Celle-là même qui a nourri les peuples indiens depuis des milliers d’années. Celle-là même qu’ont connu les premiers explorateurs au XVème siècle. La puissance énergétique des lieux est telle qu’on a le sentiment d’être dans une autre ère, peut-être celle des dinosaures, tout du moins sur une Terre qui n’aurait pas connue la main de l’homme. Ce type de vision est d’une rareté sans pareille sur notre planète si peuplée, cartographiée, photographiée, documentée. Ainsi s’écoule le temps entre solitude bienfaisante et calme absolu. Loin du « bruit du monde », tout y est suspendu, léger comme l’éther.

 

 


Retour vers l’Est, une partie de plaisir

Nous voici sur le chemin du retour par le brazo suroeste  le trafic est pratiquement inexistant.

Après avoir levé l’ancre de Puerto Borracho, nous embouquons le Canal Beagle. Anao marche bien sous génois tangonné, poussé par le vent d’Ouest.

 Dernier mouillage sur l’île Martinez

Avant d’arriver à Puerto Williams, on longe l’île Gable, ses falaises et ses animaux.

 

 


« Fin del mundo, principio de todo » : le slogan touristique d’Ushuaïa en dit long

Club Nautico, presque la « maison » pour nous qui allons y passer l’hiver.

Quelle surprise de croiser (enfin !) ANTIPODE, le voilier de Christophe Auguin.

 

 


Plus le temps passe plus nous aimons cette région…

Alors nous continuons de partir en exploration. C’est l’automne, premières neiges, premiers grands froids. Nombreux sont ceux qui se demandent comment nous pouvons apprécier naviguer dans des lieux si inhospitaliers. On pourrait les détester ces canaux de Patagonie. Et pourtant on les aime, on s’y attache, ils nous fascinent. Apprécier les canaux est une histoire d’atmosphère, de lumière, de magie de l’instantané. Chaque nouveau canal est un univers, avec son caractère, son ambiance et nous savons que cette circumnavigation autour de Gordon n’est qu’une mise en bouche, car il nous reste des milliers de kilomètres de côtes à découvrir avant de nous élancer vers le Pacifique.

Les couleurs d’automne rougeoyantes subliment davantage la beauté des lieux.

Toutes les photos des canaux sur Facebook


Quelques bons bouquins

  • Le monde du bout du monde, Luis Sepúlveda
  • Tierra del Fuego, Francisco Coloane
  • Qui se souvient des hommes, Jean Raspail
  • Seul, dans le sillage des caravelles, Willy de Roos
  • En Patagonie, Bruce Chatwin