Corvo (Açores), île de consanguins ?

 


Ici, les gens ont de « mauvais gènes » 

« Corvo? Rha… they have « bad genetics » ! ». C’est ce que nous dit Tiago, 29 ans, employé au port de Lajes das Flores, lorsque je lui annonce que nous avons l’intention de nous rendre à Corvo. De suite, j’accueille ses propos avec prudence. À plusieurs reprises, nous avons entendu parler de rivalités entre les différentes îles de l’archipel. À qui la plus belle plage, à qui le plus beau parc, à qui la plus belle église et que sais-je encore… Cette rivalité est d’autant plus forte entre Flores et Corvo, voisines de seulement 18 kilomètres. Tiago m’assure que les habitants de Corvo ne sont pas aimés des autres Açoréens car ils se plaignent souvent (il ne précise pas de quoi) et vivent en dehors des lois. Ils conduiraient sans permis, ne porteraient pas de casque… Selon lui les deux policiers présents sur place ne pourraient jamais sévir par des contraventions car tous les habitants de l’île se connaissent ou sont affiliés. Complexe situation en effet.

 

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Moulin à vent à Corvo

 


Terrain de jeu pour les spécialistes insulaires

De par leur peuplement tardif et leur relatif isolement, les Açores sont un terrain de jeu pour les spécialistes insulaires. Leur positionnement entre deux continents permet d’étudier leurs relations avec les biomes européen, africain et américain. La « finitude » de l’île rend la collecte de données, les statistiques et les résultats plus fiables que sur une parcelle de territoire continental plus perméable aux influences exogènes. Ces études insulaires restent néanmoins complexes à réaliser par le nombre d’espèces introduites (volontairement ou accidentellement) par l’homme, comme les chèvres, les bovins, les lapins et les rats et leurs effets sur les écosystèmes locaux.

Corvo, dont l’isolement et la petitesse sont exacerbées, fait figure de paradis pour les nissologues, surtout concernant l’étude du génome des habitants – qui aurait subi peu de brassage au fil des siècles. Bad genetics, mauvais gênes, comme dit Tiago. Concernant l’endogamie, nous avions lu ceci dans Le parfum des îles de Françoise Sylvestre : « Parfois, tout simplement, on ne choisit pas. On y est né. Et, de génération en génération, on y reste. Il suffit, et ceci partout dans le monde, de feuilleter l’annuaire téléphonique ou de cheminer parmi les pierres tombales dans le cimetière d’une île pour se rendre compte qu’il n’y a qu’un nombre limité de patronymes. L’endogamie est parfois telle que tous les habitants peuvent porter le même nom, à quelques exceptions près. C’est le cas à Corvo, dans l’archipel portugais des Açores ». Pour cette raison, nous avions inscrit Corvo dans notre liste d’îles insolites à fouler et fouiller.

 


L’île des superlatifs

En Portugais, corvo signifie corbeau… pourtant il n’y aurait jamais eu aucun corbeau dans les parages. En revanche, l’île cumule les superlatifs. C’est à la fois la dernière à avoir été découverte aux Açores, la plus septentrionale, la plus petite en superficie, ainsi que la moins peuplée avec seulement 300 habitants – qui sont d’ailleurs très fiers de détenir le statut de plus petit village du Portugal. En son centre trône une immense calderão dont la fréquente brume qui l’entoure ne fait que renforcer le mysticisme de l’île. A l’exception de l’extrême sud où les coulées de lave ont généré une plateforme rocheuse – siège de Vila Nova do Corvo, l’unique village – partout ailleurs les falaises abruptes qui peuvent mesurer jusqu’à 700 mètres de haut plongent à pic dans la mer. Ce village date 1548 lorsqu’un petit camp s’établit sur l’île. Un système de feux avait été mis en place avec la côte voisine de Flores pour réclamer un service spécifique, par exemple la venue d’un médecin ou d’un prêtre.

Seuls 20 milles séparent Corvo du port de Flores où nous sommes amarrés. Cependant, il n’y a à Vila Nova qu’un quai réservé aux navettes et aux pêcheurs. Le mouillage quant à lui est de très mauvaise tenue sur fond de galets ronds. Tous les guides nautiques déconseillent d’y aller en voilier. Nous pesons le pour et le contre et choisissons la voix de la couardise raisonnée. Pourtant, aller par nous-mêmes dans les lieux que nous avons choisi fait partie de notre philosophie de voyage. Mais est-ce bien raisonnable de tenter le diable dans un mouillage réputé « casse-bateau » ? A regret, nous nous décidons à prendre la navette quotidienne dès le lendemain. Trois quart d’heures plus tard, nous descendons de l’embarcadère. A y regarder de plus près, nous aurions pu venir en voilier, le quai est plus grand que prévu et il aurait été possible de porter des amarres à terre… Nous serons plus téméraires à la prochaine île réputée difficile !

 


Fascinants paysages

Une horde de taxi-navette journaliers nous assaille pour nous faire monter à la calderão, seule attraction touristique de l’île. Nous déclinons car nous avons le temps. Nous apprendrons plus tard que ce tourisme éclair déplaît aux habitants de l’île car il rapporte seulement aux compagnies de bateaux et de taxis. Les visiteurs ne restent que rarement sur place le soir, faisant peu tourner l’économie hôtelière et les deux ou trois bar-restaurants. Et puis, les îliens sont fiers de leur île et considèrent que celle-ci ne se résume pas uniquement à la calderão !

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Spectaculaire calderão

 


Menons notre enquête au cimetière

Nous prenons donc tout droit et, sans le vouloir, tombons sur le cimetière. Il semblerait qu’il ait été déplacé ou agrandi car la moitié des emplacements sont libres. A gauche, la mer pour décor. A droite, la courte piste d’aérodrome qui semble abandonnée, coiffée d’une si minuscule tour de contrôle qu’on dirait un prototype miniature. Entouré de murs blancs fraîchement repeints, il comporte une centaine de stèles éparpillées parmi les emplacements vides. Nous sommes seuls, il est 11h du matin et le soleil tape fort. Nous déambulons silencieusement dans les allées. Certains noms reviennent en boucle, dessinant les contours d’une dizaine de familles : Alves, Avelar, Cuelho, de Freitas, dos Reis, Inácio, Lourenço, Mendes, Mendonça, Pimentel, Rodrigues, Valentim. Il est certain que l’on peut rapidement retrouver des liens de filiation, mais de là à dire que tous les ancêtres de Corvo portent le même nom, on en est loin.

Quelques exemples cependant assez frappants, pris au hasard des allées sans savoir si l’on parle de frères et soeurs, d’époux ou d’enfants : Lurdes Mendonça Avelar, Manuel José Avelar, Manuel Inácio Avelar, Manuel Inácio Lourenço, Filomena Lourenço Alves, Carlos Lourenço Avelar, Alfredo Lourenço Valentim, Antonio Lourenço Jorge, Antonio Pedro Lourenço, Palmira Avelar Lourenço, Filomena Pedro André Avelar, José Pedro Alves, Palmira Mendoça Alves, Pedro Lourenço Alves, Maria Deolinda Alves…

Verdict selon nous : les habitants de Corvo ont certes des patronymes proches mais ils ne sont pas pour autant consanguins comme le prétendent certains ! Il est sans doute vrai que les unions entre jeunes gens ne devaient pas être toujours simples, mais c’était le lot de bien d’autres îles et villages isolés dans les temps anciens.

 

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Cimetière de Corvo, à la recherche des liens de parenté entre îliens

 

 


Ce dont on peut être sûrs en revanche, c’est de la gentillesse des îliens et leur chaleureux accueil.

En haut de la calderão spectaculaire que nous contemplons après 3 heures de marche, nous rencontrons Fernando Pimentel (il est d’ici, c’est certain !). Monsieur d’environ 70 ans, svelte, les yeux bleus, il parle un mélange de portugais et d’anglais que nous comprenons. Allongé près de nous dans l’herbe, il veut savoir d’où nous venons, pourquoi, comment et combien de temps nous avons à Corvo. Il est curieux et malicieux. Se dégagent de lui bonhomie et sagesse. Il est né à Corvo et habite ici depuis toujours. Depuis le décès de son épouse, il vit seul. Deux de ses fils habitent l’île avec leurs compagnes, mais sa fille aînée vit à São Miguel. Au moment où il comprend que nous restons plusieurs jours dans l’île, il nous invite à dîner chez lui.

Nous le retrouverons le lendemain au bar, après avoir traversé la vieille ville, mouchoir de poche de rues sinueuses. Les petites avant-cours sont pleines de poules et les chats s’étirent au soleil. La zone est classée mais une maison sur deux est abandonnée. Carreaux cassés, volets battant au vent, portes défoncées, palissades de bois cloutées…le tableau est triste et rend nostalgique. Appartenant à des émigrés açoréens dont on a souvent perdu le contact, aucune restauration n’est pour le moment envisageable faute de procuration pour saisir les biens. Des panneaux gouvernementaux avec la mention Procuração sont placardés un peu partout pour inciter les anciens habitants à se signaler, un plan de restauration ayant été mis en place pour sauver le patrimoine. Selon la somme à investir, tout ou partie de la rénovation est prise en charge par l’Etat. En contrepartie, les bâtisses rénovées doivent rester cinq ans ouvertes au public, à l’état de micro musées, avant de redevenir privés.

Pour le moment, Fernando nous guide jusqu’à sa petite maison, à quelques minutes du bar. Trois pièces seulement. Une cuisine bien équipée, une salle de bain qui sert aussi de garde-manger avec un gros congélateur et une petite chambre. Il tient à ce que nous déjeunions, prenions une douche et fassions une sieste chez lui. Pendant ce temps, il se rend à la pêche avec son fils et des amis à lui. Nous nous retrouvons donc seuls dans cette maison inconnue, à ouvrir le frigo, bâfrer des petits plats mijotés et nous décrasser ! Fernando est un bon cuisinier et aime préparer de grandes gamelles. Ce midi, nous aurons droit à une sorte de feijaoda à base d’haricots rouges et de chorizo. Il nous sort aussi un plat avec des filets de poisson déjà prêts. « Si je reviens tard Jalil, tu mets en route le barbecue vers 19h30. Toi, Claire, tu badigeonnes les poissons de la sauce que j’ai faite ici et tu mets les légumes à cuire. Entendeis ? ». Il revient finalement bien plus tôt que prévu à cause du soleil étouffant. Nous discutons de la vie sur l’île, de son fonctionnement. Corvo dépend de Flores pour tout. L’approvisionnement arrive d’abord à Flores, puis une partie est acheminée à Corvo. Idem pour les déchets. « On envoie tout sur Flores, après je ne sais pas ce qu’ils en font », nous dit-il. Côté énergie, beaucoup d’habitants ont des panneaux solaires pour l’eau chaude et la commune entretient trois bassins de récupération et de traitement de l’eau de pluie. « On manque de rien, c’est sûr, mais c’était mieux avant quand il n’y avait pas Internet et tous ces téléphones. On dansait, on chantait, on faisait des bébés ! Maintenant on n’est moins ensemble ».

 

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Comme à la maison, chez Fernando